BENOÎT GRIMALT
Rencontre avec l'artiste
SAISON VIDEO 2018
MARDI 27 MARS 2018 À 14H. TOURCOING, ÉCOLE SUPÉRIEURE D’ART DU NORD – PAS DE CALAIS (DUNKERQUE/TOURCOING)
36 BIS RUE DES URSULINES – 59200 TOURCOING – +33 3 59 63 43 20 - http://www.esa-n.info/
Benoît Grimalt se présente ainsi. Cette présentation est suffisamment légère et fort à propos pour la garder telle quelle. Le « Mais pas seulement », qu’il partage avec de nombreux artistes, atteste d’une délicatesse aussi bien dans sa façon de dessiner que de filmer les mondes qu’il traverse.
Benoît Grimalt est né en 1975 à Nice où il vit et travaille. Il est photographe. Mais pas seulement puisqu’en 2008 il réalise un premier film documentaire (Not all fuels are the same, production entre2prises). Il est donc aussi réalisateur. Mais pas seulement puisqu’en 2012 il publie un livre de dessins (16 photos que je n’ai pas prises, édition Poursuite). Il est donc aussi un peu dessinateur.
Retour à Genoa City
2017, 29 mn
production Entre2prises
Mémé et son frère Tonton Thomas regardent les Feux de l’Amour, tous les jours à la même heure, depuis 1989. Vingt ans après mon départ de Nice, je reviens les voir pour qu’ils me racontent les 3827 épisodes que j’ai manqués. BG
Mo Gourmelon : Le sujet série est clivant. On la regarde ou on ne la regarde pas. On l’aime ou on ne l’aime pas, avec une note légèrement condescendante, sinon méprisante, de ses plus fervents détracteurs. Au tout début la diffusion d’un feuilleton est tributaire d’un poste de télévision. Aborder le genre Les feux de l’amour (The young and restless) par le biais de votre film Retour à Genoa City réalisé en 2017, est un chemin de traverse qui me ravit. La voix off énonce que « la série Les feux de l’amour est la plus longue de l’histoire de la télévision. Elle a été diffusée aux Etats Unis à partir de 1973 et en France sur TF1 depuis 1989 ». Avant d’évoquer vos choix de mise en scène et de montage, quel est le point de départ de Retour à Genoa City ? Le générique porte en effet la mention « sur une idée de Damien Froidevaux ». Qu’en est-il de l’élaboration d’un tel projet éminemment personnel et familial et qui déborde ce seul champ « du film de famille » pour mettre en lumière le rituel d’un feuilleton qui entame le début d’après-midi. Ce rite de l’heure fixe échappe aux jeunes générations qui ont zappé la télévision pour des pratiques à la carte sur des plateformes de diffusion, devant leurs ordinateurs donc, et se passant allègrement du téléviseur trônant naguère dans le salon.
Benoît Grimalt : Je n’ai plus de télévision depuis 20 ans et je ne suis plus aucune série. J’ai passé toute mon enfance devant la télévision. Je suivais, avec mes frères Starsky et Hutch, Amicalement vôtre et d’autres... Je me souviens que j’avais hâte, après le collège, de retrouver la télévision et son salon pour regarder Madame est servie.
Un soir j’ai découvert Baisers volés de François Truffaut au Ciné-club de Claude-Jean Philippe sur Antenne 2. Ce fût un déclic et ce film m’a complètement détourné du monde de la télévision (ses émissions, ses jeux, ses informations, ses séries...). Le cinéma a pris le dessus. Et je n’ai plus jamais regardé de série (une exception, récemment pour Twin Peaks, 1ère saison », mais je n’ai pas réussi à dépasser le 5ème épisode). En dvd, l’aspect « rendez-vous » que la série imposait disparaît. Ce qui faisait, à mes yeux, l’intérêt d’un feuilleton (l’attente du nouvel épisode - plus que l’épisode lui-même) n’est plus.
Damien Froidevaux est à l’origine du projet de Retour à Genoa City. Nous étions à une terrasse de café, un jour, et en face de nous une couverture de magazine montrant Victor et Nikky des Feux de l’amour. Damien s’étonne que la série existe encore et se dit qu’il serait marrant de demander à une grand-mère de nous raconter la série depuis le début. Je lui réponds que ma grand-mère, justement, regarde Les feux de l’amour depuis sa 1ère diffusion française sur TF1 en 1989. Et que je peux essayer d’aller lui demander de me faire un résumé. Son idée m’amuse et je relève le défi. Voilà le début de l’histoire.
MG : Ce qui m’intéresse particulièrement dans votre film ce sont les parallèles que vous effectuez entre l’univers de votre grand-mère et grand oncle et celui de la série : deux schémas consécutifs, par exemple, pour relater les mariages... Et tout à coup les acteurs de la série s’adressent aux deux fidèles spectateurs. Victor dit : « Ca fait vingt ans que je suis là dans votre salon, vous voulez bien nous raconter votre histoire ? » Au bout du processus, des photographies de votre grand-mère et grand oncle s’incrustent dans les cadres des intérieurs de la série comme membres de la famille ou du clan.
BG : Oui. L’idée était de mêler les histoires de famille ; une histoire bien pleine et une histoire plutôt vide. Des spectateurs qui ne vivent pas trop leur vie mais qui préfèrent la perdre devant ces histoires abracadabrantes. Et de présenter à Victor des spectateurs de sa série. Je ne sais pas s’il en a déjà rencontrés, mais peut-être que si on lui montrait quelques spectateurs endormis devant Les feux de l’amour, il commencerait à se poser des questions.
Aussi, au téléphone, je demandais souvent à ma grand-mère des nouvelles de Nikky, de Sharon ou de Victor, à la fois pour jouer et parce qu’elle ne racontait pas grand chose d’elle. Elle a passé en effet 30 ans de sa vie enfermée dans son salon.
MG : Le principe d’une voix off a-t-il été décidé dès le départ, comme une façon pour vous de signer votre présence ? Et vous apparaissez dans les réglages d’enregistrement et en voix directe au début du film, puis à la fin comme acteur.
BG : Je ne voulais pas de voix-off au départ. Je me méfie beaucoup des voix-off qui, en général, dirigent la pensée du spectateur, lequel n’a plus le temps de se concentrer sur les images. Je pensais utiliser des intertitres pour combler quelques trous dans le montage. J’aime beaucoup les intertitres, les sous-titres, les légendes... Mais le film aurait manqué de rythme et la voix-off a été, malgré tout, la solution pour lier les différents éléments du film.
Pierre Zaoui a doublé Victor dans la deuxième partie du film. Il est comédien, je l’ai rencontré par le biais d’un ami. Il est habitué des imitations et doublages. Nous voulions au départ utiliser le doubleur de la série mais le budget aurait doublé.
Pour échapper à un énième « film raconté par un narrateur », j’ai tenté de trouver une nouvelle forme de voix off (voix off au téléphone, voix enrhumée, voix cassée, grippée...) Mais le film était déjà assez compliqué pour ajouter un nouvel élément. Il ne fallait pas que le spectateur sorte du film et nous en sommes restés à un ton classique.
MG : Avez-vous pressenti d’emblée la part biographique du choix d’une série ? Ainsi, vous pensiez que votre grand-mère n’allait pas conter l’histoire des Feux de l’Amour comme suggéré par Damien Froidevaux et vous avez dès le début pris la série comme prétexte pour énoncer l’histoire familiale.
BG : Je ne le savais pas, mais je m’en doutais un peu. Ma grand-mère n’était plus très jeune et je savais que son frère allait la détourner de la question principale. À cette époque, la maison de production (entre2prises) travaillait également sur des films traitant de l’immigration. Ma grand-mère pouvait entrer dans ce thème. J’ai essayé de lier les deux histoires et cela fonctionnait. Je me suis souvenu, a posteriori, que des VHS dormaient dans des cartons. Ce fut un plus pour le film.
MG : À quel moment de l’écriture de votre film interviennent ces archives familiales et comment ? Vous aviez déjà commencé à filmer ? Ou dès le départ vous avez décidé de les inclure ? Comment avez vous choisi les extraits de VHS et les photographies ? Vous plantez le décor dès le début en disant que la photographie du port d’Alger est toujours là dans le salon.
BG : Le spectateur aurait pu douter de ce que j’annonce au début : « Mémé et son frère regardent Les Feux de l’amour depuis 1989 ». Heureusement les images VHS des années 1990 viennent confirmer ce que j’avance, à un moment où l’on ne s’y attend pas. Assez rapidement en écrivant le film, j’ai pensé à ces cartons qui contenaient des heures de VHS que j’avais filmées 25 ans auparavant avec un caméscope que mon grand-père m’avait offert. Et par chance, j’ai retrouvé des plans de ma grand-mère devant la série, 25 ans plus tôt.
Chez ma grand-mère le centre du monde était cette télévision toujours allumée. Et au dessus de la télévision, une photo encadrée du port d’Alger, presque du même format que l’écran de télévision. Cette photo n’a jamais bougé et j’ai passé mon enfance à voir des films, des feuilletons ou des jeux avec en arrière-plan, le port d’Alger.
Le choix des photos de famille s’est surtout fait sur des critères esthétiques et narratifs. J’ai filmé l’album en tournant les pages, comme dans n’importe quel film de « souvenirs de grand-mère ».
MG : J’aime beaucoup ce que vous dîtes en voix off : La série Les feux de l’amour « ne fonctionne que grâce à l’oubli du spectateur. De gros plans de personnages animés par des révélations qui s’enchaînent. Finalement l’histoire disparaît et il ne reste que des visages. » Vous avez aussi voulu faire des portraits de votre famille ?
BG : Mes grands-parents étaient simplement hypnotisés ou endormis devant ce poste de télévision donc moins expressifs que les personnages de la série. Mon grand-oncle, heureusement, vient perturber ce moment et grâce à lui les grands-parents redeviennent « vivants ».
L’idée était de comparer une vie de feuilleton à une vie réelle : dans les deux cas, il ne reste, finalement, que des visages dans un album.
MG : Vous dites aussi dans le film toujours : « L’apathie est liée au caractère napolitain, spectateur idéal des Feux de l’amour. Peut-être que l’attente est une question de caractère, une mauvaise habitude familiale ? C’est peut-être pour y échapper que je me suis mis à filmer ? » Pourriez vous poursuivre ?
BG : J’ai aussi fait ce film pour essayer de comprendre ce qui empêchait cette famille de « vivre ». Pourquoi passait-elle son temps dans ce salon ? Devant cette télévision ? Dans le noir ? La référence aux Napolitains est une sorte de blague mais les Napolitains de ma famille sont dans ce cas, cloîtrés devant un poste de télé. Or il existe des Napolitains qui sortent. Ce problème est donc intrinsèque à ma famille qui semble frappée par une épidémie ou une malédiction. Malédiction qui se poursuit avec mon père qui passe ses journées assis devant la télévision (Dépression ? Paresse ? Mal du pays ?). J’aurais pu prendre le relais mais je comprends 30 ans plus tard, en faisant le film, que le caméscope m’a sauvé. Il m’a permis de m’extraire de ce salon, de mettre la famille à distance et de ne pas sombrer comme elle devant un feuilleton.
MG : C’est la raison pour laquelle vous énoncez « cette » famille et non pas notre ou ma famille ? Comment s’est jouée cette scène insolite où l’appartement de votre grand-mère se vide ? Puis vous sortez le téléviseur sur son meuble roulant et le déplacez dans l’espace public pour le placer face à la mer, au moment où un bateau en provenance de Gênes, rentre dans le port ?
BG : Oui probablement. J’ai commencé à les observer et à me dire que je n’étais pas de la même planète. Que j’avais des jambes et que je ne pouvais pas passer ma vie, assis devant une télévision.
Victor survivra à tous les spectateurs et se retrouvera, à la fin, seul dans un salon. Il fallait le sortir pour qu’il prenne l’air, (il passe trop de temps enfermé), et pour qu’il visite la ville. Il est diffusé dans le monde entier mais ne connaît probablement rien des villes dans lesquelles il est diffusé. Enfin il fallait le sortir pour sortir le spectateur qui a passé 25 minutes devant un huis-clos.
MG : Votre film se déploie avec légèreté et malice tout en faisant appel à une forme de nostalgie d’un temps révolu. Si le ton est moqueur il est avant tout complice. C’est aussi pour rendre compte de ce passé familial que vous avez filmé pour fixer ses archives ? Etait-ce votre intention de rendre un fabuleux hommage à votre famille ?
BG : L’idée de départ n’était pas de rendre un hommage mais d’essayer de comprendre pourquoi cette famille restait bloquée devant ce feuilleton. Cette famille est devenue un objet d’étude. Je comprends à présent pourquoi Godard parlait de la caméra comme d’un outil scientifique comparable à un microscope ou stéthoscope.
Petit à petit, avec l’ajout des images VHS et des photographies, le film est devenu un hommage à ma famille. Mais il est vrai que c’est une sorte d’hommage que de les transformer en personnages de cinéma et de les faire entrer dans l’Histoire.