RENCONTRE AVEC GWENDAL SARTRE
à la suite de la projection de ses derniers films
jeudi 24 mars 2016 à 14h
ESAAT, 539 avenue des Nations Unies, Roubaix
entrée libre
ENTRETIEN
Gwendal Sartre faisait partie du projet “La Ligne d’Ombre” en 2012 et 2013 qui associait La Saison Vidéo et l’Espace Croisé dans la définition de quatre programmes en ligne et d’une exposition. Le titre emprunté au roman de Joseph Conrad se voulait une approche de la jeunesse. Cette manifestation mettait donc en avant de jeunes artistes français émergeants tout juste sortis de leurs formations artistiques et pour certains engagés dans un parcours professionnel. Gwendal Sartre formé à l’ESAD Marseille et dont les premiers films ont été repérés et primés au FID Marseille, intégra Le Fresnoy en 2014, il est actuellement en seconde année. À travers la présentation et l’élaboration de ses derniers films, Gwendal Sartre met en avant les correspondances qu’il aime instaurer entre les différentes formes artistiques, tels que la peinture, la musique et le cinéma. Un film met en scène un musicien, le personnage d’un autre film est peintre, un dernier s’inspire d’une peinture. La lumière, les plans, le choix des couleurs dans ses films sont empreints d’une dimension picturale.

Mo Gourmelon : Dans un précédent entretien qui concernait vos tout premiers films réalisés à l’ESAD Marseille, vous déclariez tourner la majeure partie de vos projets selon des dessins préparatoires, avec des idées de tons ou de rapports de couleurs. Qu’en est-il aujourd’hui, pour ces deux derniers films "Les énervés" ou "A l’origine une forteresse" ? Quel est votre point de départ et comment procédez-vous désormais ?
Gwendal Sartre : Actuellement, je dessine beaucoup moins. Au départ d’ "À l’origine une forteresse", j’avais un désir de collaboration de scénario pour un film possible qui était resté à l’état de projet. Je l’ai repris ultérieurement pour une raison très simple. En effet, je voulais filmer Alain Rivière et Pauline Rivière que je connaissais très bien. Je les convoque dans "À l’origine une forteresse", dans une relation père fille, mais en réalité ils n’ont aucun lien de parenté. Cependant la connaissance réciproque que j’avais d’eux, le partage incongru du même nom, me confirmait l’intuition de les rassembler et de les faire jouer ensemble.
Depuis 2012, Alain Rivière a participé aux montages des films "Song Song" et "Le fils qui dessine". Dans ce dernier, il a en plus donné sa voix pour le off. Il a aussi participé activement au tournage du suivant Les énervés, en filmant en seconde caméra. Dans cette proximité qui s’est instaurée de projet en projet, j’ai toujours voulu le diriger à l’image car je savais que pour moi il allait être bien. Pauline Rivière est une étudiante de l’ESAD Marseille de ma promotion et dont je suis aussi proche. Elle a une maladie, (j’ai moi-même toujours eu l’impression d’avoir une maladie), une maladie rare, qui s’exprime sur sa peau. Elle a une pratique plastique autour du dessin. Tout cela me touche chez elle, je voulais la filmer.
Les dessins du film, (on la voit dessiner à l’image, trait par trait), qu’elle étale puis met en tas ou en relation avec les feuilles de calculs et d’équations du chercheur sont donc les siens. Alain et Pauline ont tous deux des corps et des voix filmogéniques. Alain comprenait les personnages et je savais qu’avec eux j’allais pouvoir instaurer dans mon film un jeu de dialogues.
Je souhaitais réellement aller plus loin, avec pour la première fois la réalisation d’un film dialogué. Jusqu’à présent la bande sonore musicale portait l’ambiance de mes films ou la voix était en off comme dans "Le fils qui dessine". J’ai écrit moi-même une grande partie du scénario et me suis fait accompagné pour les parties dialoguées par Lucie Liénard et Brice Matthieussent. Je me suis entouré de personnes connues avec lesquelles j’étais très complice, à Marseille, mais il m’importait de tourner dans le Nord, dans ces nouveaux paysages que je découvrais, la mer du Nord et ses dunes, des scènes urbaines de fin d’un monde qui semble s’être écroulé. Pauline fait une promenade urbaine, selon un circuit précédemment repéré, elle longe une usine sans fin abandonnée et dévastée, et débouche sur une cour avec une vierge dressée avec au fond une éolienne imposante. C’est comme un film de Science Fiction après l’advenue d’une catastrophe.
MG : Quelle est la trame du film ?
GS : Au départ de l’écriture du film, un scientifique qui a une fille mourante, cherche la réponse à une solution de sauvetage de l’humanité avec une connotation plutôt Science Fiction encore. La question étant selon lui : l’humanité mérite-t-elle d’être sauvée ? S’il cherche à sauver cette humanité, il n’a en revanche pas de solution pour la maladie de sa fille qui n’est pas diagnostiquée et dont les manifestations cutanées dégénèrent. Mais par la suite, j’ai évacué toute idée de Science Fiction et redirigé sa découverte vers une découverte personnelle, liée à son champ de compétences, importante à ses yeux et même préoccupante. Sa fille ne peut en être informée et cela ne l’intéresse pas de prime abord. Dans une scène importante dialoguée, il déclare qu’il est « dépassé », ce n’est cependant pas de la maladie de sa fille dont il parle, mais de ses recherches.
Pour formaliser la recherche du mathématicien il était très important pour moi d’utiliser de vrais textes de sciences. J’ai imprimé un document de plusieurs dizaines de pages qui figure et rapporte des recherches de Marie Curie. Je suis très intéressé par le rapprochement de textes de recherches et de dessins de mathématiciens, avec ceux de musiciens ou d’écrivains, qui me semblent sinon de même nature, du moins comparables. L’étalement des notes de travail d’écriture ou d’esthétique, laissées en plan, par terre ou sur un bureau, avec le temps qui passe, permet de faire advenir des éléments jusque là insoupçonnés. La consultation des données étalées de visu me semble plus opérante que l’archivage et l’enregistrement dans un ordinateur.
J’écris moi-même à la main. Ce qui me semble une temporalité plus adaptée pour réfléchir. J’ai besoin de temps pour laisser une idée se formaliser. J’utilise aussi le Dictaphone, pour une retranscription ultérieure. Quand j’étais aux beaux arts, je dessinais beaucoup et j’aimais mettre en relation toutes les formes d’arts, la peinture, la musique. Le film Andreï Roublev d’Andreï Tarkovski sur un peintre d'icône est une référence pour moi. Dans cet ordre d’idées, mon film "Song Song" mettait en scène un musicien. "Le fils qui dessine" est peintre. "Les énervés" s’inspire d’une peinture.
Dans "À l’origine une forteresse", je développe une intuition, que la science et sa représentation ont pris aujourd’hui la place du culte. Elle a pris la place du pouvoir, gagnée par une idéologie, basée sur les craintes inconnues du futur. Ainsi, les mathématiciens parlent d’invisible, de mondes inaccessibles, de physiques quantiques. L’expérience tangible n’est plus possible et relève d’idées et de croyances.
Dans le film, le scientifique a une personnalité froide, fermée qui a évacué le corps. La fille au contraire est en affaire avec son corps, elle évolue dans la réalité tandis que l’homme est déréalisé. Les deux personnages ont un rapport divergent avec le futur.
MG : Une scène qui n’a rien de naturaliste nous montre le chercheur longeant la plage quand tout à coup une forme descend du ciel et y remonte. Il dira à sa fille « J’ai trouvé mieux que çà. C’est vraiment divin crois moi. »
GS : Cette forme m’est apparue au cours d’un songe. J’étais sur le point d’abandonner le projet du film "À l’origine une forteresse" et je pensais au Fresnoy et au projet à concevoir. L’idée d’une forme inconnue, architecturée, survenant dans un orage me vint à l’esprit et devint une amorce. Initialement la scène devait se passer en ville. Mais la vision, en cours de tournage, de ce ciel gris aussi chargé, a rendu évident que l’apparition devait se faire en bord de mer, tant elle tranchait évidemment avec les éléments alentours. On peut dire qu’il s’agit d’une scène pivot, d’un catalyseur, en ce qui concerne l’écriture, le montage du film.
MG : Les temps du film ne sont pas linéaires délibérément, pourquoi ?
GS : Je voulais mettre en jeu la notion de souvenir. Il faut se souvenir d’une vie passée, comme ces personnages, de ce qu’ils ont été. Leurs relations sont éclatées, dissoutes et le temps paraît long pour le spectateur. Mais le père et la fille ne changent pas avec le temps car il n’y a aucune révolution dans la vie des gens, seulement une répétition naturelle des choses et des événements. Enfin, j’avais toujours auparavant travaillé selon une notion de temporalité assez classique et là je cherchais à l’éclater. J’en avais réellement besoin, car il s’agit d’un film dialogué, que je voulais brouiller en y insérant des ombres. Je ne veux pas que l’on saisisse les choses, de façon évidente, mais qu’un questionnement demeure. J’ai essayé d’introduire du mystère autour d’eux, comme celui du monde et de la pensée abstraite mathématique.
La scène que j’ai préféré travailler, tant au moment de l’écriture que de celui de la réalisation est une suite dialoguée de sept minutes. Dans celle-ci, il m’importait de restituer les jeux d’acteurs qui tiennent la durée, tout en réalisant des portraits. Le père se souvient : « On était à la plage et l’on a décidé d’aller au Louvre ». Ce souvenir permet de visualiser le temps passé et leur situation antérieure qui a été plus heureuse et sans doute plus glorieuse aussi. Leur isolement actuel n’a pas toujours été ainsi. Un éclairage sur l’existence passée de la mère et de sa remémorisation est donné. Ils vivaient en Egypte, venaient en France pour les vacances. C’est dans cette scène, qui cristallise l’idée du souvenir que la fille dit : « Je n’ai pas d’âge ». Le souvenir n’est qu’une idée et n’a pas plus de réalité que nos émotions.
MG : Comment a été conçu le film précédent "Les énervés" ?
GS : Le film "Les énervés", s’inspire du tableau Les Énervés de Jumièges peint en 1880 par Évariste-Vital Luminais. Il s’agit de la légende d'un fils de Roi qui ayant trahi leur père, ont été suppliciés en ayant les nerfs des jambes coupés. Abandonnés à leurs sorts sur un radeau, ils étaient promis à une mort lente au lieu d’être exécutés froidement. Je voulais transposer ce supplice à une époque contemporaine. Forcés à l’exil, ils sont toujours vivants donc et ne meurent pas. Je voulais jouer sur le mot « énervés », eux ils sont sans nerfs, ce qui n’est pas l’appellation actuelle du mot. Dans ma promotion à l’ESAD à Marseille, les étudiants en sculpture étaient réellement dans le faire et aimaient cela. Ils allaient pouvoir construire le radeau, et plus encore reproduire le radeau du tableau, en élaborant une forme sculpturale.
Avec un esprit de troupe en noir, nous avons filmé près du lac d’Esparron, à un endroit où nous avions accès à l’eau par un chemin. Nous avions toujours à l’esprit cette supposition : la radeau allait-il flotter ? Les deux énervés avaient l’air endormis ou drogués, malades, dans les vapes. Ce film avait une autre valeur symbolique. Il me permettait de réunir des amis que je voulais filmer. C’est aussi un film sur l’amitié et d’une période de ma vie qui touchait à sa fin. Le radeau fonctionnait et devenait une proposition d’un nouvel avenir pour chacun d’entre nous. La fin et le début d’autre chose, un avenir probable. Au tout début, Alain Rivière deuxième cameraman, qui était le seul de sa génération, ne comprenait pas ce qu’il faisait sur ce tournage. Mais avec sa camera sur un Kayak, quand il filma la mise à l’eau du radeau, il eut comme impression de filmer de la peinture. Il y avait à ce moment-là beaucoup d’émotion et d’émulation sur le tournage. J’ai quasiment laissé faire tous les participants. Ils étaient tous complètement engagés dans cette scène, dans une espèce d’euphorie. Ce film est la planification d’un tableau, de son déplacement dans l’urgence, le document d’un fantasme, de sa probable réussite, de son affrontement avec la réalité.
À l'origine une forteresse, 2015, 1h04
production Le Fresnoy, Studio national des arts contemporains