Floaters, 2021, 15min.
Mo Gourmelon : Quel étrange film « Floaters », 2021, nous proposez-vous là. Il oscille, flotte pour coller à votre titre entre ténèbre et lumière entre pénombre et paysage naturaliste où cette recommandation « laissez le paysage défiler devant vos yeux » pourrait-elle être un lien, un passage de l’un à l’autre ?
Un personnage, « l’homme mal ajusté », erre dans paysage montagnard, minéral. Que peuvent, pour lui, « La figure spectrale tutélaire » puis « L’anachorète » ?
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Aurélie Garon : Oui cette oscillation-là est une manière d’interroger le visible, la perception sensorielle et les territoires de la conscience. Cette obscurité est aussi celle du pouvoir de l’hypnose au cinéma. Elle convoque également la Camera Obscura de Vinci, la Caverne platonicienne ou encore l’Inconscient, ses zones d’ombres, là où les formes les plus archaïques peuvent surgir...
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J’introduis des décadrages infimes (sonores et/ou visuels), des glissements de données perceptives afin de creuser un écart au réel et de basculer du côté du réalisme magique.
La recommandation de « l’Anachorète » : (« laissez le paysage défiler devant vos yeux ») pourrait effectivement être un passage de l’obscurité « psychique » à une forme d’apaisement. Car c’est aussi l’histoire d’un homme qui n’habite plus son corps mais qui habite le paysage. C’est aussi à la fin de cette séquence (la seule dialoguée par ailleurs) que pour la première fois « L’Homme Mal Ajusté » tourne enfin son regard vers l’extérieur. On pourrait également parler de nature salvatrice, même si je ne donne pas toutes les clefs de mon film. Il doit garder une part de mystère et d’énigme, afin que le spectateur élabore sa propre histoire. Je l’envisage comme une matrice qui travaillerait la psyché du spectateur après la projection.
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En ce sens, « La figure spectrale tutélaire » reste ambiguë. La furie incantatoire de la voix off et la couleur rouge qui l’accompagnent font certes écho à une figure potentiellement maléfique, mais surtout à une image en train d’être révélée sous une lumière rouge (inactinique), comme dans un laboratoire de photographie argentique. « L’Anachorète » quant à lui est une figure de guérisseur. J’entretiens un lien viscéral avec la montagne, matrice du territoire de mon enfance. Mon film parle du pouvoir quasi-magique de la Nature. De chamanisme. Du lien avec l’Invisible qu’elle entretient.
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MG : Cette fiction s’inspire de la thérapie EMDR : (Eye Movement Desensitization and Reprocessing / désensibilisation et retraitement par les mouvements oculaires.) dites-vous. Pouvez-vous nous présenter cette thérapie ? Pourquoi avoir fait ce choix d’inspiration. Comment cette référence nourrit-elle votre fiction ?
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AG : Ma fiction s’inspire effectivement en filigrane de l’E.M.D.R., une thérapie utilisant la stimulation sensorielle par le mouvement des yeux, ces mêmes mouvements qui se produisent lorsque l’individu rêve. C’est au cours de cette phase du sommeil paradoxal que se produit une intégration psychique du traumatisme. Elle est utilisée pour soigner les états de stress post-traumatique dans les pays en guerre notamment. C’est une technique éprouvée et reconnue d’utilité publique par l’OMS, l’INSERM et la Haute Autorité de la Santé. La thérapie s’inscrit dans un protocole plus vaste (en 8 phases) que ce seul mouvement oculaire. Elle a été inventée par Francine Shapiro, psychologue américaine et Docteure en Littérature.
Ce choix d’inspiration est lié à l’ensemble de mon travail dont cette fiction porte en creux toutes les préoccupations auxquelles j’ai donné une forme sonore et/ou visuelle au cours de ces dernières années, au travers de vidéos, installations, pièces sonores, dessins et photographies : l’inconscient, les territoires de la conscience, l’Invisible, la perception du visible, le monde et son chaos.
Je suis née et j’ai grandi en Savoie, dans une petite commune abritant l’hôpital psychiatrique du département.
La plupart des « malades mentaux » circulaient librement dans les rues et prenaient le bus à nos côtés. Ils sont ainsi entrés dès mon enfance dans mon paysage intime. J’ai toujours observé les chorégraphies de leur corps dans une réalité trop étriquée pour eux. Egalement dotée de parents travaillant dans le social, j’ai été confrontée très tôt à des formes de marginalité. Toutes ces figures fortes ont peuplé et nourri mon imaginaire & ma pratique artistique. Elles ont fait naître mon goût pour l’exploration de la Psyché humaine et ses fêlures. Mon attirance pour les zones d’opacité. Ma volonté de creuser là-dedans et de les transcender par la fiction. J’y vois là une poésie du chaos.
Mon personnage principal « L’Homme mal ajusté » en est le reflet. Ses tourments intérieurs peuvent entrer en résonance avec chacun d’entre nous. Avec notre part d’ombre et nos fantômes. Le personnage de « l’Anachorète » fait écho aux magnétiseurs et rebouteux de mon enfance.
Par ailleurs, je ne l’ai jamais révélé jusqu’alors, mais mon histoire familiale est intimement liée à la 2ème guerre mondiale. Mon grand-père maternel est un ancien Résistant, maquisard du Vercors et ma grand-mère maternelle était aussi une ancienne Résistante. Mon grand père paternel a fait le débarquement en Provence. J’ai ainsi beaucoup pensé aux survivants, aux rescapés, et à cette empreinte sur leur psyché et sur les générations suivantes. À la manière de réparer les (sur)vivants...
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Toutes ces questions liées au monde et à son chaos, à une forme de violence affleurent dans mon travail en général, même si ça n’est jamais frontal. Je dis souvent que « Floaters » parle des fantômes qui nous accompagnent (fantômes de l’Histoire, fantômes personnels) et de la magie nécessaire pour les conjurer ou coexister avec eux.
Cette Séquence du rituel incantatoire est une matrice autour de laquelle j’ai construit ma fiction. Ce mouvement de la main convoque à la fois un geste archétypal, archaïque que l’on peut retrouver sur des icônes. Il relève aussi d’une gestuelle presque magique et je sentais qu’il pouvait « agir » sur le spectateur.
J’ai en effet conçu mon film comme un objet immersif sensoriel qui convoquerait son corps et sa psyché dans la salle de cinéma.
Floaters comporte ainsi plusieurs strates de sens (angoisse, folie, nature, magie, religion, Invisible). Comme un palimpseste. Je veux plonger le spectateur dans la trajectoire de cet homme errant dans une montagne, au sein de laquelle des visions, questionnements et doutes s’érigent. Et qui fait une part belle à l’obscurité et ses métaphores (celle du rêve et de la folie, celle des ténèbres de l’histoire, collective ou personnelle), dont le sens ne nous est jamais tout à fait révélé.
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Juin 2023
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Complément biographie :
Ses vidéos ont été diffusées en France et à l’étranger (New York, Los Angeles, Séoul, Montréal, Madrid, Kassel, Bruxelles, Liège, Milan, Colombie, Bamako…), dans des cinémas, musées, galeries et festivals. Elle fut aussi en résidence d’artiste à New York à l’International Center of Photography School, au Conservatoire National des Arts et Métiers du Multimédia à Bamako et à la Casa de Velázquez à Madrid. En 2021 elle est lauréate de la Bourse Ekphrasis de l’ADAGP et de l’AICA. Floaters a été sélectionné dans des festivals de cinéma aux USA (New York, Los Angeles etc…), en Corée du Sud et en Australie. Il a été primé à Los Angeles (Meilleur acteur, Indie Film Fest, Hollywood) ainsi qu’à Séoul (Indie Shorts Awards Seoul), Sydney (Australian Film Festival), Lisbonne, Toronto (CMCS Media Wall of Fame).
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Mo Gourmelon: What a strange film “Floaters”, 2021, you are offering us here. It oscillates, floats to fit your title between darkness and light between twilight and naturalistic landscape where could this recommendation “let the landscape pass before your eyes” be a link, a passage from one to the other? A character, “the ill-adjusted man”, wanders in a mineral mountain landscape. What can, for him, “The tutelary spectral figure” then “The anchorite”?
Aurélie Garon: Yes, this oscillation is a way of questioning the visible, sensory perception and the territories of consciousness. This darkness is also that of the power of hypnosis in cinema. It also summons Vinci's Camera Obscura, the Platonic Cave or even the unconscious, its gray areas, where the most archaic forms can arise...
I introduce tiny shifts (sound and/or visual), shifts in perceptual data in order to widen a gap from reality and switch to the side of magical realism.
The recommendation of the “Anchorite”: (“let the landscape pass before your eyes”) could actually be a transition from “psychic” darkness to a form of appeasement. Because it is also the story of a man who no longer inhabits his body but who inhabits the landscape. It is also at the end of this sequence (the only one with dialogue) that for the first time “L’Homme Mal Ajusté” finally turns its gaze outwards. We could also speak of a saving nature, even if I do not give all the keys to my film. It must retain an element of mystery and enigma, so that the spectator develops his own story. I see it as a matrix that would work on the viewer’s psyche after the projection.
In this sense, “The tutelary spectral figure” remains ambiguous. The incantatory fury of the voice-over and the red color that accompanies it certainly echo a potentially evil figure, but above all an image being revealed under (inactinic) red light, as in a film photography laboratory. “The Anchorite” is a figure of a healer. I maintain a visceral connection with the mountain, the matrix of the territory of my childhood. My film is about the almost magical power of Nature. Shamanism. Of the link with the Invisible that she maintains.
MG: This fiction is inspired by EMDR therapy: (Eye Movement Desensitization and Reprocessing) you say. Can you introduce us to this therapy? Why did you make this choice of inspiration? How does this reference feed your fiction?
AG: My fiction is indeed implicitly inspired by E.M.D.R., a therapy using sensory stimulation through the movement of the eyes, the same movements that occur when the individual dreams. It is during this phase of paradoxical sleep that a psychological integration of the trauma occurs. It is used to treat post-traumatic stress states in countries at war in particular. It is a proven technique recognized as being of public utility by the WHO, INSERM and the High Authority of Health. The therapy is part of a larger protocol (in 8 phases) than just this eye movement. It was invented by Francine Shapiro, American psychologist and Doctor of Literature.
This choice of inspiration is linked to all of my work, of which this fiction conveys all the concerns to which I have given sound and/or visual form over the last few years, through videos, installations, sound pieces, drawings and photographs: the unconscious, the territories of consciousness, the Invisible, the perception of the visible, the world and its chaos.
I was born and raised in Savoie, in a small-town which housed the department's psychiatric hospital. Most of the “mentally ill” walked freely on the streets and rode the bus alongside us. They thus entered my intimate landscape from my childhood. I have always observed the choreographies of their bodies in a reality too narrow for them. Also with parents working in the social sector, I was confronted very early with forms of marginality. All these strong figures have populated and nourished my imagination and my artistic practice. They gave rise to my taste for exploring the human psyche and its cracks.
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My attraction to areas of opacity. My desire to dig into that and transcend it through fiction. I see there a poetry of chaos. My main character “The Ill-Adjusted Man” reflects this. His inner torments can resonate with each of us. With our dark side and our ghosts. The character of “the Anchorite” echoes the magnetizers and bone-setters of my childhood. Furthermore, I have never revealed it until now, but my family history is closely linked to the Second World War. My maternal grandfather is a former Resistance fighter, a Vercors resistance fighter and my maternal grandmother was also a former Resistance fighter. My paternal grandfather landed in Provence. I thought a lot about the survivors, the survivors, and this imprint on their psyche and on the following generations. How to repair the (sur)vivants.
All these questions linked to the world and its chaos, to a form of violence, surface in my work in general, even if it is never frontal. I often say that “Floaters” is about the ghosts that accompany us (ghosts of history, personal ghosts) and the magic necessary to ward off or coexist with them.
This Sequence of the incantatory ritual is a matrix around which I have built my fiction. This movement of the hand summons both an archetypal and archaic gesture that can be found on icons. It also involves almost magical gestures and I felt that it could “act” on the viewer.
I designed my film as an immersive sensory object that would summon one’s body and psyche into the cinema room. Floaters thus includes several layers of meaning (angst, madness, nature, magic, religion, Invisible). Like a palimpsest. I want to immerse the viewer in the trajectory of this man wandering in a mountain, within which visions, questions and doubts arise. And which gives pride of place to darkness and its metaphors (that of dreams and madness, that of the darkness of history, collective or personal), the meaning of which is never completely revealed to us.
June 2023
Additional biography:
His videos have been broadcast in France and abroad (New York, Los Angeles, Seoul, Montreal, Madrid, Kassel, Brussels, Liège, Milan, Colombia, Bamako, etc.), in cinemas, museums, galleries and festivals. She was also in artist residency in New York at the International Center of Photography School, at the National Conservatory of Multimedia Arts and Crafts in Bamako and at the Casa de Velázquez in Madrid. In 2021 she was awarded the Ekphrasis Scholarship from the ADAGP and the AICA. Floaters was selected in film festivals in the USA (New York, Los Angeles etc.), South Korea and Australia. He won awards in Los Angeles (Best Actor, Indie Film Fest, Hollywood) as well as in Seoul (Indie Shorts Awards Seoul), Sydney (Australian Film Festival), Lisbon, Toronto (CMCS Media Wall of Fame).